On ne doit pas manger d’huîtres durant la saison chaude, la preuve, les fameux mois sans r où les coquillages sont dits impropres à la consommation. Une pratique qui a eu longtemps la vie dure puisque nombre d’écaillers fermaient leur étal à l’arrivée de l’été. On croyait pourtant que la Révolution avait aboli l’ancien Régime. Quel rapport ? Ce fut en effet sur instruction du roi Louis XV, en 1739, qu’il fut décidé que la cour ne consommerait plus d’huîtres du mois de mai à la fin août, la chaleur compromettant la fraîcheur des produits durant le transport. La période coïncidait par ailleurs avec celle de reproduction des coquillages, et l’on se souciait de garantir la reproduction de l’espèce en ne les sacrifiant pas au moment du frai.
Les choses ont évolué depuis et l’on peut déguster de magnifiques plateaux d’huîtres même si certaines, sont parfois un peu laiteuses, ce qui n’est pas pour déplaire à quelques amateurs. Mais tous les fruits de mer ne sont pas des coquillages, et tous les crustacés ne frayent pas l’été. Ainsi le homard et la langouste sont-ils au mieux de leur forme, à des prix très accessibles, alors qu’ils sont inabordables l’hiver, au moment des fêtes, précisément quand ils muent et se reproduisent. Idem pour les tourteaux, les langoustines et les araignées de mer, dont les performances gustatives redoublent à la belle saison. Attention toutefois aux plateaux de fruits mer de ces gargotes à touristes qui n’hésitent pas à recycler des coquilles fatiguées et des antennes racornies. Les meilleures enseignes sont évidemment atlantiques, la Méditerranée étant moins fournie en crustacés, à l’exception de l’étang de Thau, autour de Sète, où quelques producteurs, parmi quelques bonnes tables donnant sur le bassin, proposent de la dégustation en direct. Bienheureux ceux qui, de Menton à Perpignan, trouveront l’adresse littorale où les cigales de mer le disputent à la bouillabaisse.
C’est donc sur les bords de la Manche et du golfe de Gascogne que s’étendent les plus beaux fruits de mer de France. Aussi avons-nous décidé de mettre l’accent sur l’un de ces sites où les joyaux de l’océan sont servis comme un trésor. La chose se passe en Bretagne, sur cette pointe de terre qui plonge dans l’océan. De même que les amateurs de grands vins vont à Margaux pour choisir un bordeaux d’exception ou à Meursault pour trouver un bourgogne d’excellence, les dégustateurs de coquillages voguent jusqu’à Prat-Ar-Coum pour cueillir la fine fleur de l’huître armoricaine. Situé à une trentaine de kilomètres au nord de Brest, ce lieu-dit du Finistère se cache au pays des abers, ces longs bras de mer qui pénètrent loin à l’intérieur des terres. Nous sommes dans le Léon, contrée de la Bretagne historique dont les côtes légendaires ont servi de scène aux naufrages les plus retentissants. Rempart naturel sans cesse fouetté par la tempête, ce littoral à la fois splendide et tourmenté s’étend de Morlaix au Conquet le long d’un fascinant découpage granitique. Par nuit de pleine lune, pourvu que le ciel soit dégagé, l’enchevêtrement des formes et des reflets évoque un paysage de peintre surréaliste. Certains soirs, la danse des rochers dans les lueurs de l’astre fait songer au mythe celtique de la ville d’Ys et du roi Gradlon surgissant des flots. Peu de terres se trouvent, en effet, à ce point projetées vers le grand large, exposées aux fureurs de locéan. De quoi inspirer le chanteur Dan Ar Braz lorsqu’il entonne Me zo ganet e kreiz ar mar (« Je suis né au milieu de la mer »).
LE TERROIR DES ABERS
Si un produit d’appellation d’origine est un produit qui a la gueule de l’endroit où il est né, alors on imagine ce qu’une telle géographie peut générer comme merveilles. C’est peu dire que ces profondeurs recèlent (mais pour combien de temps encore ?) quelques joyaux rares, à la carapace bleue ou rouge ou aux écailles argentées.
Du bar douessant au tourteau de l’île Vierge, les poissons et les crustacés pêchés sur ces fonds-là sont réputés pour la délicatesse de leur chair. Adaptée à cet environnement sauvage, l’ostréiculture subit, elle aussi, la magie de l’endroit. Aussi vrai que les abers constituent un terroir à part entière, avec une configuration bien particulière, il se passe ici quelque chose d’unique qui donne à l’huître un petit supplément d’âme. Tout commence par un mélange des genres, celui de l’eau de mer adoucie par l’apport des différents ruisseaux, auquel s’ajoute l’effet géologique des sédiments formant le lit de l’aber. Deux fois par jour, avec la marée, cet univers est soumis à un lent brassage naturel transportant avec lui une masse de plancton et d’oligoéléments essentiels à la croissance de l’huître. Merveilleux écosystème que les voyous du lobby porcin breton menacent de mettre à mal avec le soutien de la FNSEA et le silence complice des élus locaux. Ne serait-il pas temps de s’insurger contre les fossoyeurs d’un paradis si fragile ? Pour l’heure, posés sur les parcs de l’Aber-Benoît et de l’Aber-Wrac’h, les coquillages bénéficient d’une qualité d’eau, de sol et de nourriture, donc de vie, incomparable. L’équivalent de la Limagne pour une céréale ou du pays d’Auge pour une vache laitière. S’agissant bien d’un terroir exceptionnel, ou, osons le néologisme, d’un « meroir », il n’est pas exagéré de parler de cru, voire de grand cru. Tel est le phénomène Prat-Ar-Coum.
LE PARADIS DU COQUILLAGE
A ce privilège géographique s’ajoute le savoir-faire ancestral du clan Madec, rivé depuis plus d’un siècle à cette parcelle d’Armorique. Quatrième descendant de la dynastie, Yvon Madec a poussé l’art de l’ostréiculture aux sommets de l’excellence gastronomique. Sur les conseils de l’ingénieur Delamarre (inventeur en 1884 du moteur à explosion, qui habitait tout près), son arrière grand-père exploita les premiers parcs. Yvon Madec règne désormais sur des installations ultramodernes, équipées de viviers alimentés en eau de mer captée au milieu de l’Aber-Benoît. Nous sommes bien à Prat-Ar-Coum. Chaque jour, des camions remplis de marchandises
vivantes sortent d’ici vers la France entière, à destination des meilleurs écaillers ou de tables réputées. Au coeur de ce hameau conchylicole, le bâtiment consacré à la vente au détail vaut à lui seul la visite. Quel spectacle ! Ici le vivier des langoustes, là celui des tourteaux, un peu plus loin celui des araignées de mer et, tout au bout celui des homards. Au milieu de cet espace impeccablement tenu, un gigantesque étal en fer à cheval, doté d’une rigole centrale irriguée par un circuit d’eau de mer que fait bouillonner un système d’aération, sert de présentoir à coquillages. Pas moins de sept calibres d’huîtres plates, autant d’huîtres creuses, des clams, des coques, des praires, des palourdes, des amandes, des étrilles, des moules, n’en jetez plus, la bourriche est pleine ! L’oeil pétille de gourmandise à la vue de tant de succulences en si grande diversité. Afin de satisfaire la gourmandise que déclenche illico ce spectacle inoubliable, du ler juillet à la fin août, les viviers se transforment en guinguettes de la mer. Sur une terrasse dominant la berge, autour d’une bouteille de muscadet ou de sauvignon bien frais, on peut ainsi déguster la fine fleur de ce trésor marin. Notamment le homard breton, bleu cobalt, juste rôti au four vapeur, façon « à la coque », et servi, ouvert en deux, dans son jus de cuisson, avec la mayonnaise maison préparée par Caroline Madec, à qui son père a confié le soin d’animer ce coin de paradis océanique.
LE PLEIN DE SAVEURS IODÉES
L’amateur de saveurs iodées connaît ici l’overdose des profondeurs. Juste de quoi dresser une pyramide de fruits de mer pour le repas de Pantagruel, avant que Gargantua n’engloutisse, un par un, les bassins à crustacés, arrosant le tout de force seaux de frais muscadet. Diantre, les plates de Prat-Ar-Coum, hosties de Poséidon ! Voici pour la vente à emporter, étant entendu que deux énormes fours à vapeur cuisent « à la coque », c’est-à-dire entiers, tourteaux, homards et langoustes à la demande. On repart donc chez soi avec son plateau d’huîtres et son araignée de mer mayonnaise. Le dimanche matin, la maison est ouverte jusquâ midi. Rarement consommateur aura été aussi prestement et directement servi par le producteur. Amis lecteurs qui salivez en lisant ces lignes, ne désespérez point si vous vous trouvez loin, car, pour les particuliers, Yvon Madec expédie aussi ses trésors marins aux six coins de l’Hexagone. Un simple coup de fil le matin, et vous recevez votre commande le lendemain. Elle cst pas belle, la vie ?
Périco Legasse
Marianne – 24 août 2013